CARAÏBES (LITTÉRATURES DES)

CARAÏBES (LITTÉRATURES DES)
CARAÏBES (LITTÉRATURES DES)

Les indigènes de la région des Caraïbes observés par les Espagnols possédaient un patrimoine culturel très étendu. Héritiers d’une vieille tradition scripturale remontant aux Maya et aux Taïno, ils ont laissé des témoignages archéologiques (pétroglyphes) et historiques. Dans l’île de Haïti, la reine Anacaona, épouse du Cacique Caonabo, poétesse renommée, auteur de plusieurs areytos , périt, comme son mari, au cours du génocide. C’est dans le cadre de la conquête et de la colonisation fondée sur l’esclavage des Africains que s’élaborèrent les premières littératures d’expressions espagnole, française et anglaise des Caraïbes.

Après l’indépendance de Haïti – acquise au terme d’une longue guerre de libération (1791-1804) –, c’est dans un processus de destruction du système esclavagiste que s’élaborent au XIXe siècle dans la zone des Caraïbes plusieurs littératures. Littératures nationales, littératures de combat succèdent à une littérature d’imitation. Se nourrissant des valeurs africaines, elles ont permis une résistance à la colonisation, au néo-colonialisme et à l’impérialisme nord-américain. Ces littératures qui, depuis la décennie 1970-1980, convergent vers la définition d’une identité commune ont produit des chefs-d’œuvre de portée universelle.

1. La littérature de langue française

Les origines

Malgré le discrédit que jettent, aux premiers siècles de la colonisation, les créoles expatriés ou les voyageurs sur la vie culturelle aux îles de la Caraïbe («Les talents n’y sont point connus; et l’homme de lettres, fût-il créole, y porte un air étranger», écrivait à la fin du XVIIIe siècle le Guadeloupéen Léonard, installé en France et admiré pour ses Idylles [1766], auxquelles Sainte-Beuve devait reprocher de manquer de couleur locale), il existe, surtout à Saint-Domingue, une activité intellectuelle dont témoignent l’existence de cabinets de lecture, la mise en place d’imprimeries (la première en 1763) diffusant des almanachs et des journaux (La Gazette de Saint-Domingue à partir de 1764), la publication de travaux d’érudits locaux, le succès des théâtres (dès 1740 au Cap-Français ), qui donnent parfois des pièces d’inspiration locale, faisant même une place au créole. Cependant, l’essentiel de la littérature des îles aux XVIIe et XVIIIe siècles est constitué de textes écrits par et pour des Français de la métropole: récits de voyage, «relations» des missionnaires, descriptions à visée scientifique. Ces textes, qui opèrent une prise de possession des îles par l’écriture, veulent intéresser leurs lecteurs à ce monde nouveau, voire susciter des vocations coloniales. L’Histoire générale des Antilles habitées par les Français (1667-1671) du père Du Tertre rassemble une documentation qui se veut exhaustive et expose un point de vue «officiel». Les Nouveaux Voyages aux îles de l’Amérique (1722) du père Labat, plus pragmatiques, agrémentent d’anecdotes souvent savoureuses la peinture des mœurs coloniales. Avec Moreau de Saint-Méry, né à la Martinique, se fait jour le projet d’une encyclopédie du savoir colonial: sa Description [...] de la partie française de l’île de Saint-Domingue (1797) nous donne un inventaire longtemps inégalé des réalités créoles.

La littérature haïtienne

Bien que l’accession à l’indépendance, en 1804, ait bouleversé de fond en comble toutes les structures du pays, le français est demeuré langue officielle d’Haïti. Sans doute le créole est-il la langue maternelle de la plupart des habitants, mais l’usage du français, langue de grand prestige culturel, doit manifester, aux yeux de l’étranger, le haut degré de civilisation atteint par les Haïtiens. De plus, à l’intérieur du pays, la maîtrise du français constitue l’un des critères d’appartenance à l’élite nationale. Une telle situation ne pouvait que favoriser la pratique littéraire: la production d’Haïti est, proportionnellement, la plus abondante d’Amérique, après celle des États-Unis. Elle est étroitement liée à l’œuvre de construction nationale, et ne peut donc être que patriotique. En même temps, elle est longtemps restée tournée vers la France (et ce tropisme n’a pas complètement disparu), comme pour recevoir sa légitimation du pays qui est l’arbitre des valeurs littéraires.

Un nationalisme littéraire

Les premiers textes (avec Vastey, Chanlatte ou Colombel) sont donc militants. Ils jouent leur partie dans les conflits pour le pouvoir qui ravagent le jeune État; surtout, ils défendent l’indépendance et magnifient les mérites de la race noire. Le théâtre et les chansons reflètent l’actualité et l’évolution des mœurs (François Lhérison, dans ses Chansons créoles , aujourd’hui perdues, est sans doute le premier à recourir systématiquement à la langue populaire). La poésie, d’abord classique et élégiaque, s’accorde aux nouveautés du romantisme triomphant (Coriolan Ardouin et Ignace Nau cultivent leur mélancolie de jeunes gens promis à une mort précoce). Des revues littéraires, comme L’Abeille haytienne de Milscent, fondée en 1817, tentent de durer et de constituer un public littéraire. Le succès des idées romantiques favorise le développement d’un nationalisme littéraire: Émile Nau propose de prendre des distances avec «l’atticisme parisien» et de «naturaliser» le français, «langue quelque peu brunie sous les tropiques». On se tourne vers l’histoire pour fonder l’identité nationale. Thomas Madiou publie trois volumes d’une Histoire d’Haïti (1847-1848), qui conduisent jusqu’en 1808 et bénéficient de nombreux témoignages oraux. Beaubrun Ardouin les complète et les continue dans ses Études sur l’histoire d’Haïti (1853-1860). Le premier roman haïtien est nécessairement un roman historique: c’est Stella d’Émeric Bergeaud, qui raconte un épisode des luttes pour l’indépendance. Tout au long du siècle, les écrivains célébreront Haïti comme le pays qui témoigne pour toute la race noire. C’est le titre explicite d’un ouvrage d’Hannibal Price publié en 1900 (Réhabilitation de la race noire par la république d’Haïti ), tandis qu’Anténor Firmin, en 1885, réfutait Gobineau (L’Égalité des races humaines ). Tout en continuant de suivre les modèles français, la poésie se fait volontiers patriotique, jusque chez Oswald Durand (1840-1906), très populaire en son temps, pourtant plus à l’aise dans l’aimable mélancolie des chansons créoles (Choucoune ) ou dans les poèmes d’amour malheureux parce que traversé par le préjugé de couleur. Tertullien Guilbaud et surtout Massillon Coicou (qui devait mourir fusillé par un peloton d’exécution) sont les maîtres d’une poésie qui cherche à exorciser le déchaînement des guerres civiles. Des romanciers comme Frédéric Marcelin (Thémistocle-Epaminondas Labasterre , 1901) ou Fernand Hibbert (Séna , 1905) font le tableau amusé des mœurs populaires et la satire de la vie politique. Justin Lhérisson donne avec La Famille des Pitite-Caille (1905) un classique de la littérature haïtienne: il innove en empruntant sa forme à l’audience (sorte de palabre à la haïtienne) et sa langue au parler national.

L’appel de l’Afrique

L’intervention armée des États-Unis en 1915, qui entraîne l’occupation jusqu’en 1930 et la mise sous tutelle du pays, provoque un choc considérable. Une grave crise intellectuelle et morale ébranle la société haïtienne. Malgré la considération que l’on porte aux poèmes philosophiques d’Etzer Vilaire, malgré le charme des poésies symbolistes de Duraciné Vaval et Damoclès Vieux, on éprouve le besoin de rompre avec une tradition trop française. Infléchissant l’orientation nationaliste de La Ronde , revue qui a marqué les années 1900, La Revue indigène (fondée en 1927) et Les Griots (qui commence à paraître en 1938) soulignent par leurs titres la volonté de se retremper aux sources populaires et africaines. Lancé par Normil Sylvain, contesté par Dantès Bellegarde qui revendique l’appartenance d’Haïti à la culture française, le thème du recours à l’Afrique a trouvé son héraut en la personne du docteur Jean Price-Mars. Ses conférences, réunies en 1928 dans Ainsi parla l’oncle , plaident contre le mépris porté au créole et pour la réhabilitation du vaudou. «Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral. Eh bien! cet héritage, il est pour les huit dixièmes un don de l’Afrique.»

Toute une nouvelle littérature haïtienne est née de ces mots d’ordre enthousiastes. La poésie se libère peu à peu: fantaisiste avec Émile Roumer et Léon Laleau, plus engagée avec Carl Brouard et Jean F. Brierre, ouvertement révolutionnaire chez René Bélance et René Depestre (Léopold Sédar Senghor, dans son Anthologie de 1948, accueille avec gourmandise ces jeunes poètes haïtiens chez qui il reconnaît l’inspiration de la négritude). Le roman, qui avait rendu compte du traumatisme de l’occupation américaine (Léon Laleau, Le Choc, 1932), est fortement influencé par le mouvement indigéniste. Jean-Baptiste Cinéas inaugure le roman paysan haïtien (Le Drame de la terre , 1933); il s’agit de décrire sans complaisance la vie réelle dans les campagnes, précaire et abrutissante, mais aussi de montrer la subtilité de l’art de vivre paysan (organisation familiale, pratiques collectives du coumbite , vaudou, etc.). Illustré par Maurice Casséus, les frères Pierre et Philippe-Thoby Marcelin (Canapé-vert , 1944), Félix Morisseau-Leroy (Récolte , 1946), ce genre a produit son chef-d’œuvre avec Gouverneurs de la rosée (1944) de Jacques Roumain, tragédie rurale de la sécheresse et de l’amour contrarié par les haines familiales, transfigurée par une écriture savante et poétique, où le créole affleure sous le français.

La littérature contemporaine

Un double déplacement caractérise la littérature haïtienne contemporaine: diaspora des intellectuels et glissement du français au créole comme langue d’écriture. De plus en plus nombreux, les écrivains ont été contraints à l’exil (au Québec, à New York ou à Paris); la répression s’est abattue à plusieurs reprises sur ceux de l’intérieur qui voulaient vivre et écrire libres (le romancier Jacques-Stephen Alexis est probablement mort sous la torture en 1961). Pourtant, en donnant au créole (particulièrement au théâtre) un rôle de plus en plus important, les écrivains haïtiens ont su enfin gagner un public (si l’ensemble de la population est créolophone, seulement 10 p. 100 des Haïtiens maîtrisent le français). Le théâtre créole traduit des chefs-d’œuvre de la littérature universelle (Antigone ) et produit des pièces originales (de Franck Fouché ou Franck Étienne). Le renouvellement poétique, très net depuis 1965, a puisé sa force dans un dialogue permanent du français et du créole, d’une inspiration savante et surréaliste et d’un ressourcement aux traditions nationales et au concret populaire. Des poètes d’envergure se sont fait reconnaître: Clément-Magloire Saint-Aude, René Depestre, Davertige, Antony Phelps, Jean Metellus (Au pipirite chantant , 1978). Les romans de Jacques-Stephen Alexis (Compère Général Soleil , 1955; Les Arbres musiciens , 1957) ont exploré les voies de ce que le Cubain Alejo Carpentier appelle le «réalisme merveilleux»: alliance baroque du mythe et du concret, goût des images violentes et d’une écriture virtuose, tropicale, travail sur une langue européenne naturalisée américaine. Le Mât de Cocagne (1979) de René Depestre et Jacmel au crépuscule (1981) de Jean Metellus prolongent ce courant et affirment l’appartenance de la littérature haïtienne actuelle au mouvement culturel latino-américain.

La littérature en Guadeloupe et en Martinique

À l’inverse d’Haïti, les Antilles françaises ont longtemps connu un désespérant vide culturel. Peu de livres, peu de librairies, peu de bibliothèques. On allait en France poursuivre ses études. Beaucoup d’intellectuels antillais (du poète Léonard au romancier naturaliste Léon Hennique) se sont exilés en Europe, ne gardant au mieux qu’une vague nostalgie de leurs origines créoles. Les premiers essais littéraires antillais, au XIXe siècle, sont l’œuvre de Blancs créoles (ou békés ) qui écrivent pour vanter les charmes de leur société esclavagiste. Le roman de Prévost de Traversay, Les Amours de Zémédare et Carina (1806), inaugure cette mythologie créole. Les poèmes de Poirié de Saint-Aurèle affirment la prédestination du Noir à la servitude éternelle. Après 1848 et l’abolition de l’esclavage et avec les crises sucrières, la nostalgie de la vie coloniale passée domine l’œuvre des écrivains békés: Rosemond de Beauvallon (Hier, aujourd’hui, demain! , 1885), Drasta Houel (Cruautés et tendresses , 1925). Mais c’est dans les premiers poèmes de Saint-John Perse (originaire de la Guadeloupe et dont la langue intègre de nombreux créolismes de syntaxe et de vocabulaire) qu’il faut trouver le véritable chant de gloire en l’honneur de la vieille société créole.

Les hommes de couleur libres constituent, après l’abolition, une petite bourgeoisie aisée, souvent cultivée, qui entend se démarquer du prolétariat nègre libéré et qui choisit donc la voie de l’assimilation. Ses intellectuels prennent pour règle l’imitation des écrivains métropolitains, l’adoption de leur point de vue (même et surtout pour évoquer des réalités antillaises). Ainsi naît et se développe une poésie exotique, avec Daniel Thaly (Lucioles et cantharides , 1900) ou Emmanuel-Flavia Léopold (Adieu foulards, adieu madras , 1930). Leur douceâtre imagerie tropicale permet, lors des fêtes du Tricentenaire du rattachement des Antilles à la France (1935), d’assurer le succès du mythe des «îles heureuses». Cependant, des poètes comme Gilbert de Chambertrand (Images guadeloupéennes , 1938), ou Gilbert Gratiant (Credo des sang-mêlé , 1961) se montrent plus attentifs aux mœurs et aux types antillais. Leur poésie voudrait restituer la saveur particulière du terroir, et, pour ce faire, ils n’hésitent pas à écrire en créole (Fab’Compè Zicaque , de Gratiant, 1958).

Une première mise en cause radicale de la tentation de l’acculturation est venue en 1932, avec la publication de la revue-manifeste Légitime Défense . Au nom du marxisme et du surréalisme, de jeunes intellectuels antillais (Étienne Léro, René Ménil, Jules Monnerot) dénonçaient la trahison de la petite bourgeoisie de couleur et récusaient le «doudouisme» et la «littérature de décalcomanie». Ils appelaient à une prise en compte de l’identité culturelle antillaise et de ses composantes négro-africaines. La leçon devait porter, puisque la publication de Pigments (1937), poèmes du Guyanais Léon Gontran Damas, et du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, dans la revue française Volontés en 1939, marquait les premiers succès du mouvement de la «négritude».

La négritude est révolte: refus des facilités de l’exotisme et des complaisances assimilationnistes; mais aussi exaltation de la souffrance nègre et valorisation de l’homme noir. Elle s’est exprimée dans la revue Tropiques , publiée à la Martinique, sous le régime de Vichy, par Aimé et Suzanne Césaire («Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre», disait la Présentation du premier numéro en 1941). Aimé Césaire lui a donné pleine ampleur dans son œuvre poétique (Les Armes miraculeuses , 1946; Ferrements , 1960; Cadastre , 1961) et théâtrale (La Tragédie du roi Christophe , 1963; Une saison au Congo , 1963; Une tempête , 1970). La négritude s’affirme dans l’œuvre de nombreux poètes: Paul Niger, Guy Tirolien (révélés tous deux dans l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor en 1948), Georges Desportes (Sous l’œil fixe du Soleil , 1961), Ellie Stephenson (Une flèche pour le pays à l’encan , 1975).

Par sa nature, le roman est moins propre à «pousser le grand cri nègre». Mais il dénonce le préjugé de couleur, avec Oruno Lara (Questions de couleur: Noirs et Blanches , 1923), et il présente un tableau critique des réalités sociales antillaises, avec Léonard Sainville (Au fond du bourg , 1964) et surtout Joseph Zobel, peintre de la vie rurale, sur les plantations de cannes, près de l’usine à sucre (Diab’là , 1946; La Rue Cases-Nègres , 1958).

Dans un ouvrage devenu classique (Peaux noires, masques blancs , 1956), le psychiatre Franz Fanon établit un diagnostic sévère de la pathologie psycho-sociale causée par la situation coloniale et la hiérarchie raciale. Avec Les Damnés de la terre (1961), il est devenu le théoricien du Tiers Monde révolutionnaire. De Fanon, Édouard Glissant a retenu l’idée que la communauté antillaise est malade: il faut travailler à la guérir, en analysant les causes du mal, en lui permettant de se réapproprier un espace (la terre antillaise a été accaparée par les colons) et une histoire (la mémoire antillaise est occultée, émiettée, brisée par la faille de la traite et le temps mort de l’esclavage). Les thèses de Glissant ont été rassemblées, autour du concept d’«antillanité», dans Le Discours antillais (1981). Elles sous-tendent une œuvre poétique d’une haute tenue (Les Indes , 1956; Le Sang rivé , 1961) et une œuvre romanesque difficile et grave (La Lézarde , 1956; Le Quatrième Siècle , 1962; Malemort , 1976; La Case du commandeur , 1981). Pendant quelques années (1971-1973), la revue Acoma a servi à diffuser les idées de Glissant.

L’évolution intellectuelle récente en Martinique et en Guadeloupe est caractérisée par une nette prise de conscience de l’identité et des complexités antillaises et par l’émergence d’une vie littéraire autonome (apparition d’éditions antillaises, multiplication des journaux et revues, développement de l’Université). Chacune des deux îles affirme son originalité propre. Certes, la fascination exercée par la métropole reste encore très forte, et beaucoup d’écrivains continuent à se vouloir d’abord français, à la suite de Raphäl Tardon (Starkenfirst , 1947), Mayotte Capécia (Je suis martiniquaise , 1948), ou Marie-Madeleine Carbet. Le retour à l’Afrique, inauguré en 1921 par René Maran (Batouala , prix Goncourt), aboutit souvent à un constat de discordance (Maryse Condé, Heremakhonon , 1976). L’exil en France imposé à une partie croissante de la population antillaise, l’alignement sur le mode de vivre et de penser français expliquent le ton désespéré de certains écrivains (dont Roland Brival, Martinique des cendres , 1978). Mais le créole réussit à percer comme langue littéraire (au XIXe siècle, il était utilisé par des békés fabriquant un folklore plus ou moins authentique; plus près de nous, il exprime l’élan révolutionnaire d’un Sonny Rupaire). Un poète comme Alfred Melon-Degras (Le Silence , 1976) revendique l’appartenance des Antilles à la sphère culturelle latino-américaine. Un romancier comme Vincent Placoly poursuit une œuvre ambitieuse (L’Eau-de-mort guildive , 1973). Des écrivains d’origine française ont su enraciner leur œuvre dans la réalité antillaise: André Schwartz-Bart, La Mulâtresse Solitude , 1972; Salvat Etchart, Le Monde tel qu’il est , 1967; L’Homme empêché , 1977; Jeanne Hyvrard (Mère-la-Mort , 1976; La Meurtritude , 1977), qui se définit «Négresse d’avoir la peau blanche / Négresse d’un combat sans fin avec la langue». Le succès international remporté par les romans de Simone Schwartz-Bart (Pluie et vent sur Télumée Miracle , 1972; Ti Jean l’Horizon , 1979), qui sont des défenses et illustrations de la culture créole, témoigne de la vitalité de la littérature antillaise.

2. La littérature de langue espagnole

Le Nouveau Monde

Les Caraïbes furent le théâtre du premier contact entre l’Europe et le Nouveau Monde. Très vite, la découverte va susciter une série de textes où les territoires récemment explorés – l’île espagnole (Haïti-Saint-Domingue), Cuba – deviennent à la fois le lieu d’un choc historique et le territoire d’une utopie destinée à faire rêver les Européens. Dès 1493, la lettre narrant le premier voyage de Colomb est imprimée et elle connaîtra une large diffusion. Marqué par deux obsessions – la conviction d’avoir découvert une nouvelle route vers l’Asie et le souci de rentabiliser l’expédition en trouvant de l’or –, le récit de Colomb formule également deux des grands mythes qui hanteront l’imaginaire occidental durant des siècles: l’exaltation de l’innocence vertueuse des «bons sauvages» locaux et la certitude que ces lieux de beauté et de paix sont l’antichambre du paradis.

La conquête et l’exploitation des îles engendrent deux grandes controverses, d’une part sur la nature animale ou humaine des «Indiens» et sur leur capacité à être christianisés, d’autre part sur la légitimité de l’entreprise espagnole. Les premiers à s’illustrer dans ce débat furent les moines dominicains de l’île espagnole, comme Antonio Montesinos ou Pedro de Córdoba, et surtout Las Casas qui va largement utiliser certains épisodes de la conquête des Antilles pour nourrir ses ouvrages historiques ou polémiques. Pendant la première moitié du XVIe siècle, la ville de Saint-Domingue est la capitale culturelle du Nouveau Monde, et de ses écoles et de ses couvents sortent les premiers manuels d’évangélisation et les premiers traités d’ethnologie qui constituent l’apport essentiel de la littérature missionnaire.

Romantisme et révolte

Durant l’époque coloniale, la littérature fut loin d’avoir, à Saint-Domingue, Cuba et Porto Rico, l’éclat dont elle brilla au Mexique et au Pérou. En fait, c’est avec le déferlement du romantisme que la littérature caraïbe de langue espagnole commence à s’affirmer, même si la présence métropolitaine à Cuba et à Porto Rico jusqu’en 1898 limite l’impact des idées et des modes venues d’Europe. Mais cette pénétration n’aurait pu se faire sans une révision préalable des valeurs culturelles. Dans le premier tiers du XIXe siècle, un groupe d’intellectuels cubains – Félix Varela, José Antonio Saco, José de la Luz y Caballero, Domingo del Monte –, réunis autour de la Revista bimestre cubana, créée en 1830, puis de l’éphémère Académie cubaine de littérature, partent en guerre contre la scolastique et les connaissances obsolètes, et ils critiquent certains aspects de la vie nationale, ce qui leur valut souvent exil, relégation ou prison.

Lecteur des poètes néo-classiques espagnols, mais aussi traducteur et admirateur de Chateaubriand, Byron, Lamartine et Hugo, le premier grand poète cubain, José María Heredia doit, à la suite d’une conspiration contre l’administration espagnole, partir pour les États-Unis. La nostalgie de la patrie perdue hante toute sa poésie, dont les sommets sont les deux odes Sur le teocalli de Cholula et Niagara et dont les vers, de facture classique, s’ouvrent largement à l’émotion inspirée par l’exil, les ruines majestueuses, le spectacle de la nature, l’expérience de la douleur. La mélancolie marque également les œuvres, d’inspiration plus populaire, de l’esclave noir Juan Francisco Manzano, auteur de poèmes et d’une célèbre Autobiographie , et du poète mulâtre Gabriel de la Concepción Valdés (Plácido), fusillé en 1844 par les Espagnols. Gertrudis Gómez de Avellaneda dut elle aussi s’exiler. Sa vie sentimentale agitée lui inspira des poèmes où l’exaltation laisse brusquement place au désespoir ou à l’expression d’une paix intérieure parcourue par un profond sentiment religieux; elle est également l’auteur du premier roman consacré à l’esclavage à Cuba, Sab (1841). Néanmoins, le plaidoyer antiesclavagiste n’y est pas aussi vigoureux que dans Francisco (écrit en 1838, publié en 1880) de Anselmo Suárez y Romero ou de Cecilia Valdés (dont la version définitive paraît en 1882), le meilleur roman de Cirilo Villaverde, véritable fresque de la société cubaine où l’auteur a voulu décrire «les mœurs et les passions d’un peuple de chair et de sang, soumis à des lois politiques et civiles particulières».

Le romantisme a également marqué de son empreinte l’œuvre de poètes dominicains comme José Joaquín Pérez, l’auteur de Fantaisies indigènes , Salomé Ureña de Henríquez et Federico Henríquez y Carvajal, ou portoricains comme José de Jesús Domínguez, José Gautier Benítez et Lola Gutiérrez de Tió. Il est aussi à l’origine de la mode du roman historique, dont un des plus beaux fleurons est Enriquillo , du Dominicain Manuel de Jesús Galván, qui transcrit, en l’assortissant d’une intrigue amoureuse, la rébellion, au début du XVIe siècle, d’un cacique indigène contre les conquérants espagnols. Bien que les Indiens aient disparu depuis longtemps de Saint-Domingue, le livre de Galván s’inscrit dans une tentative de restauration des valeurs nationales. C’est aussi le cas de l’œuvre de l’essayiste portoricain José María de Hostos, qui renoncera à sa vocation littéraire pour se consacrer à la cause de «l’union des trois grandes Antilles» (Cuba, Saint-Domingue, Porto Rico). Comme Hostos, le Cubain Enrique José Varona subit – ses essais et ses Conférences philosophiques le montrent – l’impact du positivisme.

José Martí et le «négrisme»

Mais la grande figure littéraire et politique de la fin du siècle est le Cubain José Martí, mort en combattant les Espagnols en 1895. Martí consacra sa vie à la cause de l’indépendance nationale; il sera l’un des premiers à dénoncer la menace de l’hégémonie du «Nord convulsif et brutal» et il prônera l’idéal d’une Amérique hispanique faisant entendre sa voix propre. Son œuvre littéraire – un roman, Amitié funeste , et plusieurs recueils de vers, dont Ismaelillo , Vers simples et les œuvres posthumes Vers libres et Fleurs de l’exil – en fait un précurseur immédiat du «modernisme». Sur des mètres populaires, Martí élabore une poésie esthétisante, jouant sur les rimes et les rythmes, constellée de trouvailles verbales et syntaxiques, d’archaïsmes et de ciselures étonnantes. L’autre grand poète cubain de l’époque, Julián del Casal, mort à trente ans, a laissé trois recueils de vers, dont Bustes et rimes , publié après sa mort, confirmant la prédiction de Verlaine à son propos: «Je crois que le mysticisme contemporain arrivera jusqu’à lui et que, quand la Foi terrible aura baigné sa jeune âme, les poèmes jailliront de ses lèvres comme des fleurs sacrées.»

À la fin des années vingt, le «négrisme» fait irruption dans le monde caraïbe. Bien qu’il doive beaucoup à certains mouvements d’avant-garde européens, son avènement avait en fait été préparé par les travaux de l’anthropologue Fernando Ortiz sur les racines africaines de la culture cubaine. Des poètes – Luis Palés Matos à Porto Rico, Emilio Ballagas, José Zacarías Tallet, Ramón Guirao à Cuba –, des conteurs comme Lydia Cabrera exaltent la sensualité, la musicalité, le rythme, la richesse linguistique du folklore caraïbe d’origine africaine. Ce courant culmine dans l’œuvre de Nicolás Guillén (1902-1989), «poète national» de Cuba, dont les premiers livres utilisent les rythmes du «son» (Motivos de son , Sóngoro Cosongo ), une vieille danse antillaise, tout en dénonçant l’aliénation et l’exploitation dont les Noirs sont victimes. West Indies Ltd. met l’accent sur la note anti-impérialiste et El son entero , lui aussi ouvert à la revendication sociale, marque un retour à l’inspiration populaire, au plaisir du rythme et de la magie primitive.

La critique latino-américaine de la première moitié du siècle subira l’influence décisive du grand pédagogue et travailleur infatigable que fut le Dominicain Pedro Henríquez Ureña. L’autre figure de premier plan est le romancier cubain Alejo Carpentier (1904-1980) dont le premier roman, Ecue Yamba O (1933), se situait au carrefour de l’afro-cubanisme et de l’avant-garde européenne. Carpentier met en scène des êtres humains à la recherche de leurs racines, de permanences que les soubresauts de l’histoire ne leur permettent pas de percevoir (Le Partage des eaux ). La majorité de ses livres se situe à un tournant décisif pour l’avenir de l’Amérique et de l’humanité: la découverte du Nouveau Monde (La Harpe et l’ombre ), la révolte des esclaves de Haïti (Le Royaume de ce monde ), la Révolution française de 1789 (Le Siècle des Lumières ), l’entre-deux-guerres et la montée des extrémismes (Le Recours de la méthode et La Danse sacrale ). Si le surréalisme a aidé Carpentier à prendre conscience de son américanité, le romancier cubain en a néanmoins repoussé les outrances et les automatismes stérilisants, ce qu’il a appelé la «bureaucratie du rêve».

Perspectives actuelles

Depuis 1959, les lettres cubaines ont connu un essor incontestable et les écrivains cubains comptent aujourd’hui parmi les plus novateurs et les plus inventifs du continent latino-américain. Pour simplifier, quatre données essentielles méritent d’être mises en valeur: tout d’abord, l’État mène à partir de 1959 – et les «Paroles aux intellectuels» de Fidel Castro en 1961 le confirment – une intense politique de promotion culturelle, en particulier à travers des organismes tels que la Casa de las Américas – qui patronne une revue et un important prix littéraire portant le même nom –, le Conseil national de la culture, l’École nationale d’art et l’U.N.E.A.C. (Union des écrivains et artistes de Cuba). Cuba est devenu un des principaux centres de publication et d’édition d’Amérique latine.

En second lieu, il convient de souligner la prédominance d’une thématique révolutionnaire et héroïque, destinée à susciter l’adhésion et l’enthousiasme du plus grand nombre, qui s’exprime à travers une littérature de témoignage faisant le bilan de la dictature de Fulgencio Batista et soulignant les conquêtes de la révolution sur le plan économique, culturel, politique et social: le dernier roman d’Alejo Carpentier, La Danse sacrale (1978), en est certainement une des plus brillantes illustrations. Cette thématique révolutionnaire constitue également l’axe central de la production d’un groupe important de romanciers et de conteurs, qu’on ne saurait citer tous ici: Edmundo Desnoes (dont le livre le plus connu, Mémoires du sous-développement , publié en 1965, a été porté au cinéma), José Soler Puig, Lisandro Otero, Miguel Cossío Woodward, Manuel Cofiño, César Leante, Antonio Benítez Rojo... Mêlant anthropologie et création romanesque, Miguel Barnet occupe une place un peu à part dans cet ensemble. À celles des poètes confirmés – Navarro Luna, Félix Pita Rodríguez, Nicolás Guillén, Eliseo Diego, Cintio Vitier – sont venues se joindre les voix et les œuvres de Roberto Fernández Retamar – un des représentants les plus doués de ce qu’on appelle la poésie «colloquiale» latino-américaine –, Fayad Jamis, Pablo Armando Fernández, Luis Marré, qu’accompagne une foule de jeunes poètes.

En troisième lieu, il faut ménager une place particulière à un poète, romancier, essayiste original, qui a exercé une influence considérable: José Lezama Lima (1910-1976). Profondément marqué par le gongorisme, Lezama Lima pratique ce que lui-même appelait – à propos de Paradiso , un roman publié en 1966 – un «baroque fervent qui assimile tous les éléments du monde extérieur», c’est-à-dire une plongée au cœur des êtres et des choses, en privilégiant l’«arbitraire total de l’image».

Enfin, un petit groupe d’écrivains vivant hors de Cuba s’emploie à dynamiter le langage et les structures narratives, dans des œuvres faisant largement appel à l’humour, à la parodie, à la «carnavalisation» de l’écriture. Jouant de la superposition des cultures (espagnole, africaine, orientale) propre à Cuba, ces auteurs mêlent habilement réel et irréel, dans des œuvres aussi diverses que Cobra et Maitreya (Severo Sarduy, 1972 et 1978), Trois Tristes Tigres (Guillermo Cabrera Infante, 1967) et Le Monde hallucinant (Reynaldo Arenas, 1969).

À Porto Rico, les conditions de la création littéraire sont beaucoup plus précaires. Complètement dépendante sur le plan économique, muselée politiquement, l’île voit partir tous les ans d’importants contingents de population vers les villes nord-américaines de la côte Est. Aussi la littérature est-elle marquée par un nationalisme amer et désespéré, qui s’inscrit dans des récits imprégnés de violence et s’exprime à travers un langage narratif écartelé entre l’anglais et l’espagnol. L’humour y dégénère fréquemment en sarcasme ou en dérision, comme dans un roman qui a eu un succès continental, La Guaracha del macho Camacho , de Luis Rafael Sánchez (1976). Le roman – souvent édité au Mexique ou en Espagne – doit beaucoup à René Marqués (1919-1979) – dramaturge de dimension internationale et conteur qui s’est attaché à rendre l’aliénation, les antagonismes et les déceptions d’une société déchirée. José Luis González, Pedro Juan Soto et, surtout, Emilio Díaz Valcárcel développent la thématique de l’exil et de la transplantation dans un milieu hostile – New York, fréquemment – et leur écriture tourmentée et lyrique, agressive et efficace véhicule l’image d’une communauté portoricaine tentant de préserver son identité et sa dignité, sans toujours y parvenir. À ce trio majeur il faudrait joindre José Luis Vivas Maldonado, Luis Rafael Sánchez, Rosario Ferré et, dans le domaine de la poésie, Yvan de la Cruz, Dalia Nieves Albert et Ángela María Dávila.

À quelques nuances près, les conditions de la vie culturelle sont identiques en république Dominicaine: «Saint-Domingue – écrivait en 1965 Héctor Inchaústegui Cabral, quelques semaines après la fin de la guerre civile marquée par l’intervention militaire des États-Unis – est située fatalement entre la frontière physique et la frontière militaire des États-Unis et c’est pourquoi il lui revient de jouer un rôle involontaire dans la lutte invisible entre deux idéologies, métaphysiquement entre deux impérialismes.» La littérature moderne tourne autour des problèmes d’une île coupée entre des villes surpeuplées et une campagne qui se vide, entre la côte et la montagne, accablée par des dictatures successives – celle de Trujillo, par exemple, de 1936 à 1961 –, constamment menacée, en raison de sa position stratégique, d’une intervention étrangère. La grande figure des lettres nationales – en fonction même du rôle politique qu’il a joué – reste Juan Bosch, romancier, essayiste et conteur, attaché au monde rural, qu’il peint avec simplicité et émotion. D’autres écrivains s’intéressent plutôt à la ville, comme Tulio M. Cestero (1877-1955), un des premiers à avoir traité le thème de la dictature avec La Sangre (1914), et René del Risco Bermúdez. La poésie, elle aussi, est sous-tendue par une puissante veine nationaliste, et ses meilleurs représentants sont Pedro Mir, Aida Cartagena et Miguel Alfonseca.

3. La littérature des Caraïbes anglophones

Les Caraïbes de langue anglaise s’étendent dans le domaine continental (Belize, Guyana) et insulaire (Jamaïque, Windward et Leeward Islands, Bahamas et Bermudes). Avant les indépendances des années 1960-1970, les colonies des West Indies se distinguaient déjà par la richesse de leur patrimoine culturel et littéraire.

L’héritage précolombien

À Belize, l’ancien Honduras britannique, l’influence de la civilisation des Mayas et des Garifunas ou Black Karibs se fit sentir, tandis qu’en Guyana, anciennes colonies hollandaises Demerara et Essequibo, prédominent les cultures amérindiennes et négro-africaines. La Jamaïque jusqu’en 1655, Trinidad jusqu’en 1797 appartenaient à l’empire espagnol. Les indigènes de ces West Indies qui se heurtèrent aux Européens ont laissé des traces scripturales (pétroglyphes, pictographies) qui reflètent l’existence de mythes, de légendes, de récits et d’une expérience de la navigation maritime.

Littérature coloniale

Les langues africaines prédominèrent au début du système esclavagiste parmi les nègres déportés, avec quelques expressions de mauvais anglais ou de mauvais français. Puis le langage créole s’imposa progressivement autant chez les esclaves que chez leurs maîtres. Dans son journal, Lady Maria Nugent (1771-1834) observait: «La langue créole n’est pas limitée aux nègres, beaucoup de ladys qui n’ont pas été éduquées en Angleterre parlaient une sorte de mauvais anglais...» On trouve des expressions créoles tirées du patois négro-anglais dans certaines nouvelles des XVIIIe et XIXe siècles. Parmi les exemples les plus connus, citons les deux ouvrages, Tom Cringle’s Log et The Trotchfords (1786), de Dorothy Kilner. William Godwin semble être une exception à la règle car il peignit un nègre non stéréotypé dans son ouvrage St. Leon (1799).

La poésie fit une remarquable apparition au XVIIIe siècle. Les poètes obéirent aux impératifs stylistiques de leurs modèles anglais. Le nègre jamaïcain Francis Williams, protégé du duc de Montagu, qui étudia à l’université de Cambridge, composa des odes en latin. Des poèmes satiriques anonymes eurent du succès: The Politics and Patriots of Jamaica (Londres, 1718), The Election , publié à Kingston en 1788, ainsi que les poèmes de James Granger (1721-1767). Celui-ci pratiqua la médecine à Saint-Christophe à partir de 1759 et écrivit un essai sur «les maladies les plus courantes aux West Indies». Ses poèmes furent publiés dans des anthologies britanniques comme celles d’Oxford ou de Richard Aldington. Son poème The Sugar Cane (1764) servit de modèle à cause de ses descriptions pittoresques évoquant la pluie tropicale, une nuée de sauterelles ou la canne à sucre. Cependant, le poète trouvait pour contempler la nature des Caraïbes des accents qui se référaient plutôt à l’automne anglais. En outre, il persista à distinguer, à la manière des colons de l’époque, des caractères stéréotypés parmi les Africains, Congo, Coromantis, Mina ou Moco. Jamaica. A Poem in Three Parts , publié à Kingston en 1776 par un auteur anonyme, et Barbadoes and Other Poems (Londres, 1833), de M. J. Chapman, s’en inspirèrent fortement. D’autres poètes se révélèrent, tels Bryan Edwards, qui publia Poems, Written Chiefly in the West Indies à Kingston en 1792, le pasteur Isaac Teale, auteur de The Sable of Venus , imprimé dans l’ouvrage de Bryan Edwards History of the West Indies (1801), et William Hosack, auteur de The Isle of Stream, or the Jamaican Hermit, and Other Poems , publié à Edimbourg en 1876. The Isle of Streams , composé d’abord sous le titre Jamaica. A Poem , parut dans la Jamaica Monthly Review (Spanish Town, 1833-1834). Les nymphes et les naïades de ces poèmes s’apparentent parfois à des négresses évoluant dans le cadre de la plantation esclavagiste.

En Guyana, les poètes de cette époque paraissent plus engagés dans une protestation contre l’esclavage. Simon Christian Olivier Egbert Martin, auteur de Poetical Works (1883) et de Lyrics (1886), Thomas Don, auteur de Pious Effusions (1873), se soumirent difficilement au modèle de la poésie anglaise. Le tournant fut pris à la fin du siècle par S. E. Wills et Michael McTurk (pseudonyme: Quow) qui écrivirent des poèmes et des fables en dialectes locaux. L’emploi du créole permet dans ces poèmes un approfondissement des thèmes abordés, un certain sens de l’ironie et de l’humour, et surtout l’apparition de rythmes inconnus jusqu’alors.

Quelques romans évoquèrent l’esclavage: Oroonoko, or the History of the Royal Slave , publié en 1688 par l’Anglaise Aphra Behn (1640-1689), qui vécut au Suriname, et les écrits d’auteurs anonymes: The Adventures of Jonathan Corncob (Londres, 1787), Montgomery, or the West Indian Adventurer (3 vol., Kingston, 1812, 1813), Hamel, the Obeah Man (Londres, 1827), Marly, or the Life of a Planter in Jamaica (Glasgow, 1828). Le Barbadien J. W. Orderson écrivit Creoleana (Londres, 1842), et W. G. Freeman laissa à Kingston un manuscrit inachevé intitulé Pickwick Jamaica , rédigé vraisemblablement vers 1835-1840.

Le théâtre de cette première période subit l’influence de l’art shakespearien, mais on trouve également quelques pièces qui décrivent la vie locale. St. Thomas of Canterbury et St. Elisabeth of Hungary de C. W. Barraud (1872), San Gloria de Tom Redeam, évoquant le personnage de Christophe Colomb, ainsi que Six Great Jamaicans de W. Adolphe Roberts se rattachent au premier genre. Mrs. Farrington’s Third Husband de Sidney Martin (1916), au second.

Littérature créole

Un courant issu de la tradition orale fut influencé par les publications de John Radcliffe, Lectures on Jamaica Proverbs (1859) et Lectures on Negro Proverbs, with a Preliminary Paper on Negro Literature (1869), de Thomas Russell, The Etymology of Jamaica Grammar (1868), de J. J. Thomas, The Theory and Practice of Creole Grammar (1869), de Graham Cruickshank, Negro Humour, Being Sketches in the Market, on the Road and at my Back Door (1905), de Walter Jekyll, Jamaican Song and Story (1907), d’Izett Anderson et Frank Cundall, Jamaican Negro Proverbs and Sayings Collected and Classified According to Subjects (1910), de E. N. Woolford, Side-lights on Local Life (1917) et de Martha Beckwith, Jamaica Anansi Stories (1924) et Jamaica Proverbs (1925).

Au début du XXe siècle, un groupe d’écrivains émergea après une prise de conscience des traditions populaires. Il comprenait Tom Redcam (pseudonyme de Thomas Henry McDermot), éditeur et fondateur de la collection All Jamaica Library, H. G. de Lisser, Claude McKay, Jean Rhys, Eric Walrond et Frederick Charles. Herbert G. de Lisser (1878-1944), éditeur du Jamaica Daily Gleaner , le plus grand journal de l’île, écrivit une dizaine de romans qui témoignent de sa parfaite connaissance des mœurs et du langage de sa communauté. Deux de ses ouvrages, Jane’s Career. A Story of Jamaica (1914) et The White Witch of Rosehall (1929) font encore autorité pour leur traitement des personnages. Revenge: A Tale of Old Jamaica (1919) évoque la rébellion de Morant Bay survenue en 1865. Claude McKay inaugura sa carrière d’écrivain avec deux recueils de poèmes écrits en dialecte, Constab Ballads (1912) et Songs of Jamaica (1912), avant d’émigrer aux États-Unis. Il fut le premier auteur de valeur à écrire des poèmes en exil – Spring in New Hampshire and Other Poems (1920) et Harlem Shadows (1922) – et des romans: Home to Harlem (1928), Banjo (1929), Gingertown (1932) et Banana Bottom (1933). Après lui, de nombreux auteurs poursuivirent leur carrière à l’étranger. Ce fut le cas d’Eric Walrond, auteur de Tropic Death (1926), et de Jean Rhys, dont le premier ouvrage, The Left Bank and Other Stories (1927), évoque son île natale, la Dominique. Son souvenir allait réapparaître bien plus tard, dans Wide Sargasso Sea (1966).

Littérature et politique

Dans les colonies anglaises des West Indies, une nouvelle littérature prit naissance dans les années 1930, au moment où Alfred Mendes écrivait Pitch Lake (1934) et Black Fauns (1935). C. L. R. James publiait Minty Alley (1936), une pièce de théâtre intitulée Toussaint Louverture (1938) et son ouvrage The Black Jacobins (1938). Eric Williams, de Trinidad, qui soutint en 1944 sa thèse de doctorat Capitalism and Slavery , et Elsa V. Goveia, auteur de A Study on the Historiography of the British West Indies to the End of the Nineteenth Century en 1956, fournirent aux auteurs anglophones les éléments précis d’une critique de la puissance coloniale. Leur influence se fit sentir particulièrement dans les romans de George Lamming, Natives of my Person et Water with Berries par exemple. Les historiens intervinrent également dans le vieux débat opposant partisans et adversaires d’une politique de coopération avec la tradition anglo-saxonne.

La question politique se cristallisa autour du concept de Black Power qui impliquait, selon Walter Rodney (Guyana), la rupture avec l’impérialisme, la prise du pouvoir par les masses nègres, la reconstruction culturelle de la société en fonction de nouveaux critères spécifiques aux nègres des Caraïbes. Walter Rodney publia à l’étranger The Groundings with my Brothers (1969), diffusé sous le manteau et qui fut à l’origine d’une intense activité littéraire. Revues et journaux fournirent les principaux appuis au mouvement de lutte engagé pour que triomphe le Black Power. Citons, par exemple, Bongoman , Ital , Rasta Voice , Abeng , Revolutionary Poems , Pivots en Jamaïque, Tapia à Trinidad, Ratoon en Guyane et Manjak à la Barbade.

Les événements politiques de 1968-1970 eurent de profondes répercussions sur la production littéraire. L’échec de la Fédération des West Indies en 1962 avait accentué le clivage qui s’était opéré depuis la guerre entre les écrivains résidant à l’étranger et la réalité sociale des territoires caraïbes. La poussée du Black Power entraîna l’émergence d’une véritable renaissance culturelle et littéraire. Ce mouvement, associé à l’évolution propre de l’université des West Indies, engagée dans un processus de contestation, permit l’apparition de plusieurs écrivains, tous dotés d’une sensibilité nouvelle. Citons, parmi les plus connus, Derek Walcott (Sainte-Lucie), Rex Nettleford, Slade Hopkinson, Garth St. Omer, Erroll Hill, Edward Brathwaite, Carol Dawes, Barbara et Ancile Gloudon, Stan Irons, Archie Hudson-Phillips.

L’explosion littéraire

Avec cette nouvelle sensibilité, de nouvelles directions s’affirmaient autour de trois thèmes récurrents: protestation et nationalisme, images multiraciales et exil. Le premier de ces thèmes avait bénéficié de l’audience accordée aux traductions des deux ouvrages de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs , traduit en 1967 en anglais, et Les Damnés de la terre , traduit en 1968. C. L. R. James avait déjà évoqué en 1959, dans un cours donné à l’université des West Indies (campus de Mona, Jamaïque), la création d’une conscience nationale. La distorsion existant dans le temps et dans l’espace explique la difficulté qu’il y a pour ces écrivains à circonscrire une identité propre aux Caraïbes. À cette difficulté s’ajoutent la recherche et la prise de conscience d’un héritage multiculturel. Jan Carew (Guyana) met en scène, dans son roman The Wild Coast (1958), un personnage central, Hector Bradshaw, qui a du sang blanc, celui du maître, et du sang noir, celui de l’esclave. Dans son essai The Muse of History , Derek Walcott affirme sa volonté de dépasser sa dualité, ne cherchant pas à nier ou à supprimer l’une de ses origines mais en acceptant chacun de ses ancêtres et leur héritage culturel. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1992.

Michael Gilkes nomme «schizophrénie sociale et culturelle» l’ambivalence héritée de la colonisation qui caractérise les Caraïbes et les Caribans. Cette dualité explique la solitude qu’évoquent tant d’écrivains exilés, aussi bien à l’étranger qu’à l’intérieur de leur propre communauté. Plusieurs revues offrirent leur support à la littérature: Bim , en 1942, édité par Frank A. Collymore; Savacou et Caliban ; Kyk-over-Al , édité en Guyane britannique par A. J. Seymour de 1945 à 1961; Focus (Jamaïque, 1943, 1948, 1950, 1960), édité par Edna Manley; et Caribbean Quarterly , édité à partir de 1949 par l’université des West Indies. Après la guerre de 1939-1945, plusieurs auteurs de la première vague d’écrivains qui partirent en exil ont été conscients de cette ambivalence. Edgar Mittelholzer (1909-1965), de Guyana, mit en scène des personnages schizoïdes (Corentyne Thunder , 1941, la trilogie des Kaywana , 1952, 1954, 1958), George Lamming décrit des Caribans divisés (The Emigrants , 1954; Of Age and Innocence , 1958). Une galerie de héros fatalistes se dégagent des romans des Jamaïcains Roger Mais (1905-1955) – Brother Man , 1954; Black Lightning , 1955 –, John Hearne (Stranger Gate , 1956; The Faces of Love , 1957) et Andrew Salkey (A Quality of Violence , 1959; Hurricane , 1964). Tandis que le poète guyanais Martin Carter tirait de son emprisonnement dans son pays une méditation politique (Poems of Resistance , 1954), c’est dans l’exil à New York que s’épanouit le Trinidadien Wilfred O. Cartey, auteur de Whispers from a Continent (1969), Black Images (1970) et Suns and Shadows (1978). Une seconde vague d’écrivains réussit à s’imposer à l’étranger après la publication du roman de Wilson Harris (Guyana) Palace of the Peacock (1960). Dans la foulée émergèrent les Bardadiens Geoffrey Drayton et Paule Marshall. Vidia S. Naipaul, de Trinidad – et plus tard son frère Shiva Naipaul (1945-1989) –, promène un regard critique sur sa communauté et explore toutes ses racines culturelles dans ses romans Miguel Street (1959), A House for Mr. Biswas (1961) ou The Enigma of Arrival (1987). Plusieurs romanciers sont aussi originaires de Trinidad-Tobago: Michael Anthony (The Year in San Fernando , 1965), Earl Lovelace (While Gods Are Falling , 1965; The Schoolmaster , 1968) et Rosa Guy (The Friends , 1974; Ruby , 1976). Quelques dramaturges se révélèrent comme les frères Derek et Roderick Walcott (The Banjo Man , 1976), Errol Hill (Man Better Man , 1964), Barry Reckord (Skyvers , 1966), et Michael Gilkes (Couvade , 1974). Les œuvres de cette dernière génération d’écrivains confirment qu’ils demeurent, comme leurs aînés, à l’écoute de leur histoire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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